Témoignage de Ludovic de Gromard
Fullémo réalise un recueil de témoignages permettant d’une part, de sensibiliser au rôle et à l’impact des émotions dans le travail et d’autre part, de libérer la parole émotionnelle en entreprise.
Il s’agit de répertorier les bonnes pratiques sous forme d’interviews écrites autour de six questions dont les réponses contribuent à l’éveil général.
Par ces partages d’expériences issues de tous types d’environnements, nous souhaitons diffuser des grilles de lecture, des trucs et astuces, des manières d’aborder les situations qui peuvent résonner et inspirer nos lecteurs.
Notre intention à travers ces éclairages est d’aider nos lecteurs à lutter contre la fatigue émotionnelle et favoriser leur épanouissement professionnel.
Pour en savoir plus sur les motivations à l’origine de ce recueil de témoignages : cliquez ici
Ludovic a créé Chance pour permettre à chacun de trouver sa place dans la société et agir sur l’égalité des chances professionnelles.
Servir est une véritable vocation chez Ludovic, son carburant au quotidien.
Ludovic nous confie son dévouement pour Chance, sa manière de gérer ses intuitions et sa force à embarquer ses équipes en s’appuyant sur ses émotions. Il dévoile les techniques qu’il expérimente pour gérer au mieux ses émotions. Il évoque aussi sa charge mentale de dirigeant d’une start up 100% en télétravail. Il porte un regard lucide sur les difficultés managériales qu’il rencontre dans une organisation « full remote » avec le risque de démission mentale : « votre corps est en face de votre Zoom mais votre cœur n’y est plus. ». Il revient aussi sur son burn out en 2018 et sur l’épisode le plus difficile de Chance l’amenant à licencier 80% de l’équipe.
Un témoignage profond, sincère et authentique, merci Ludovic !
1. Comment définissez-vous votre métier ?
Ludovic de Gromard : J’ai plusieurs rôles. Un premier rôle est de donner un cap, une vision la plus partagée possible de Chance et des objectifs de haut niveau. Le deuxième est d’organiser l’équipe pour parvenir à transcrire cette vision dans des objectifs de plus court terme et dans une organisation pour les atteindre.
Concrètement mon métier se matérialise par beaucoup d’écoute active suivi par des prises de décision et les prises de risques associées à ces décisions, une forte intensité et de la joie.
2. Quel est le sens que vous donnez à votre job ?
Ludovic de Gromard : Servir.
Chance est née pour contribuer à l’amélioration de l’égalité des chances. La raison d’être de Chance est de servir en particulier les publics plus vulnérables économiquement mais aussi finalement tout un chacun dans sa quête d’utilité vis-à-vis des personnes qui cherchent leur place dans le monde.
Chance est là pour servir les talents, les gens, les membres de cette communauté, ils sont plus de dix mille aujourd’hui. L’équipe est là pour servir cette communauté et moi je suis là pour servir l’équipe.
Servir la mission de chance, c’est ce qui me fait me lever le matin sans aucun doute. La finalité, la motivation extrinsèque est très forte chez moi, beaucoup plus que la motivation intrinsèque liée au métier et tâches. Cette finalité me permet de dépasser des aspects d’environnement, de stress, de pression ou encore de tâches où je ne fais pas ce qui m’amuse. Mais il y a un sens qui est très fort, qui est porteur et me fait accepter les choses qui m’amusent moins. Ce sens donne l’énergie pour faire ce qui peut paraître moins sympathique.
Chance est née de cette vocation de servir. Depuis mon adolescence je sais que je veux faire quelque chose pour les personnes qui n’ont pas eu les mêmes chances que moi et cela s’est tout de suite matérialisé par mes études d’entreprenariat social. Ensuite, cette volonté de servir, c’est ma personnalité, c’est qui je suis. Chance en est la matérialisation, le projet qui permet de servir, de manière – j’espère- puissante en matière d’impact.
3. Quels impacts ont vos émotions sur votre travail ?
Ludovic de Gromard : La place des émotions est très forte, trop forte. J’essaie de me distancier de mes émotions, c’est le travail que je suis en train de réaliser depuis un mois. Je suis quelqu’un de très empathique, j’ai une amplitude émotionnelle forte, ce qui veut dire que ma force est d’être capable d’embarquer, de tirer vers le haut mais je suis aussi capable, malgré moi, de tirer vers le bas. J’essaie de travailler ce premier aspect et de garder cette amplitude émotionnelle pour les aspects positifs.
Le deuxième sujet des émotions est lié au fait qu’une des difficultés dans une structure comme Chance, qui va très vite, est qu’il y a une quantité de prises de décisions énorme et c’est très fatigant pour moi.
Une des raisons pour laquelle c’est fatiguant, c’est que vous avez vos intuitions sur une prise de décision qui peuvent être conflictuelles, ou en opposition, ou dissonantes, avec les intuitions ou les points de vue des autres personnes dans l’équipe.
Il y a alors deux modi operandi : écouter les autres puis, surtout, s’écouter soi-même, et avancer. Suivre mon intuition est moins énergivore et plus rapide.
L’autre option, consiste donc à se distancer de ses intuitions. En tant que chef d’entreprise, j’ai un pouvoir de décision et la responsabilité – très forte- de l’exercer avec ce que j’appellerai une « honnêteté intellectuelle ». C’est-à-dire qu’il faut certes regarder son intuition et aussi écouter de manière hyper active. Puis, confronter son point de vue aux autres, et, enfin, avoir un exercice conscient et actif, pas du tout passif, de séparation entre « ce que je pense » et « ce que pensent les autres ». Alors, avec honnêteté intellectuelle, prendre une décision sans se laisser biaiser par son intuition.
C’est pour moi un effort, cela ne se fait pas tout seul. Je travaille beaucoup en ce moment pour distancier l’intuition de l’émotion, essayer de comprendre ce qui est en train de se jouer et ne pas réagir à mes émotions et mon intuition par rapport au point de vue de l’autre.
Je me réfrène pour ne pas réagir à chaud. J’assume qu’il s’agit d’une intuition en l’ayant challengée au maximum, objectivée, même si souvent, une part subjective demeure.
L’insatisfaction est l’émotion qui me plombe le plus. Le fait d’imaginer quelque chose, notamment dans notre réalisation en tant qu’équipe, et d’être déçu par ce que nous faisons est très énergivore et négatif pour moi. Je travaille dessus de deux façons : en amont en essayant d’être le plus clair possible sur les attentes, là c’est à moi de fournir des efforts, mais c’est insuffisant, car il y a de nombreux facteurs qui entrent en jeu. En aval en essayant de prendre l’insatisfaction avec distance et factuellement en disant : « ok c’est un fait et projetons-nous tout de suite sur ce que nous faisons de bien », plutôt que de broyer du noir sur l’insatisfaction, qui n’a aucune valeur et ne sert à rien.
L’empathie sert et dessert. Quand je vois des gens qui ne vont pas bien dans l’équipe, j’ai un ressenti fort qui me limite. En même temps, c’est ce ressenti qui me permet d’avoir des relations fortes et authentiques. C’est une partie de ma personnalité et une force professionnelle dans beaucoup de contextes. Il faut apprendre à gérer cette forte empathie.
Quand je rentre dans une salle et que je sens qu’une personne n’est pas bien, j’essaie de valider mon intuition, voir si c’est passager ou profond. Dans ce cas, je fais attention à nous mettre en situation bien collaborative afin de ne pas ajouter de la difficulté à la personne qui n’est pas bien.
C’est ce qu’il y a de mieux à faire. Ensuite, prendre le temps de voir la personne en direct, soit moi, soit la personne la mieux placée pour le faire. C’est infiniment plus facile en présentiel qu’en distanciel. Je trouve très difficile le management en distanciel. Aujourd’hui nous sommes une société 100% remote et c’est beaucoup plus dur.
Depuis quatre mois, nous testons un nouveau mode de fonctionnement : nous avons des salles de réunion, nous nous rassemblons tous ensemble pendant trois jours tous les trois mois et toutes les six semaines, deux jours à Paris.
A titre personnel, je ne tire rien de cette nouvelle organisation. J’aurai 100 fois préféré être dans une salle avec toute l’équipe. Je n’ai aucun doute à ce sujet. Je le fais car il faut le faire pour Chance, c’est la meilleure des décisions. Le monde a évolué, les goûts, les volontés et les caractères des uns et des autres ne sont pas comme le mien. Nous sommes tous différents et donc il faut essayer de jongler au mieux avec ça et faire des compromis. Mais personnellement ce n’est pas du tout une satisfaction. Le marché de la tech ne donne pas le choix aujourd’hui : il est trop compétitif. Je ne crois absolument pas au demi hybride. Le demi présentiel ne fonctionne pas à partir du moment ou deux personnes sont en distanciel dans une réunion de six personnes autant que chacun soit devant son ordinateur. L’important, c’est notre thèse, est de dire « Il faut des moments collectifs, et alors c’est 100% collectif ». C’est pour cela que nous avons ce rythme des six semaines. Nous avons coupé les budgets de bureau pour les basculer vers des budgets de séminaires et de rassemblement.
Dans ce cadre, on ne se voit pas, sauf si on a une réunion. On ne sent rien. Je pense que les fonctions de management, RH et CEO se sont complexifiées avec le Covid et le besoin d’avoir une autonomisation de chaque individu. Ce que nous disons aux clients de Chance en B2B, c’est que cette autonomisation nécessite un alignement encore plus fort, une volonté individuelle très entrepreneuriale de chaque collaborateur/trice qui sait pourquoi il est là, est motivé et engagé. Je suis convaincu que cela nécessite davantage de travail d’identification de pourquoi suis-je là ? Vers où vais-je ? Sans cela, on arrive à la démission mentale, votre corps est en face de votre Zoom mais votre cœur n’y est plus.
4. Racontez-moi une expérience dans laquelle vous vous êtes senti dépassé par vos émotions (ou vous avez craint d’être dépassé) ?
Ludovic de Gromard : J’ai fait un burn out en 2018. Notre siège était au Brésil et j’ai compris que nous devions faire évoluer la stratégie, repartir en R&D et déplacer le siège en France ce qui nécessitait de licencier 80% de la boîte. J’ai fait ces licenciements un par un, j’ai beaucoup pleuré et ensuite je me suis arrêté. Je suis allé faire un jeûne en montagne pendant une semaine, je suis allé en thalassothérapie, et je suis revenu. J’ai tout remonté avec dix personnes depuis la France pour que Chance devienne ce qu’elle est devenue aujourd’hui.
L’enseignement que j’en ai tiré, c’est que tout est possible. Quand vous licenciez 80% d’une boite et que vous n’avez plus beaucoup de cash, d’autres auraient peut-être abandonné. Ce n’est pas une question que je me suis posée une seconde, c’était hors de question. Il ne s’agit pas que de moi, mais du groupe. La capacité de résilience du groupe, c’est hyper beau !
Les dix personnes qui ont vu partir cinq personnes sur six ont pu se demander pourquoi moi je reste ? Que vais-je faire ?
C’est beau cette capacité de résistance et de résilience, c’était un apprentissage et une fierté de notre groupe d’avoir eu la capacité de dépasser cela. Quand en tant que groupe vous avez dépassé quelque chose d’aussi difficile que cela, cela fait beaucoup relativiser les challenges qui peuvent arriver.
Me remettre du burn out m’a pris neuf mois mais j’ai recommencé à travailler au bout de trois semaines : sans dirigeant, on coulait. Il le fallait. Je ne sais pas si c’était la meilleure des décisions mais il n’y avait pas le choix.
Dans les starts up, on parle des montagnes russes des émotions. La rapidité et la prise de risque sont très fortes ce qui accélère et augmente le yoyo émotionnel qui existe dans l’entrepreneuriat de manière générale. Dans les starts up, il y a beaucoup de risques pris, des enjeux importants, et vous êtes attendus au tournant. Le modèle de Chance est un système avec beaucoup de parties prenantes qui attendent des choses différentes. Tous les jours il y a de fortes émotions : de très bonnes nouvelles, puis de mauvaises ensuite. Il faut essayer de se distancier de cela.
5. Quelles sont vos techniques pour rester confortable dans des situations qui vous impactent émotionnellement ?
Ludovic de Gromard : Je n’ai pas du tout la prétention d’être un expert de ces techniques ni de donner des leçons à qui que ce soit. J’ai davantage à apprendre qu’à enseigner.
J’essaie de méditer le matin, une quinzaine de minutes avant le sport. Je ne médite pas en journée, alors qu’on m’a pourtant conseillé de méditer après le déjeuner.
J’essaie d’organiser mon agenda avec des pauses… que je n’arrive pas à tenir mais cela ne fait que trois semaines que j’essaie de le faire !
Je m’efforce de mettre en place des routines, plus il y a de la récurrence, plus ça simplifie : des réunions à date fixe plutôt que n’importe quand, avoir des plages de travail seul, au calme, à date fixe, de préférence le jeudi pour donner une respiration au milieu de la semaine. Je suis en hyper activité permanente avec des réunions de trente minutes qui s’enchaînent en zoom toute la journée.
Le vendredi je suis crevé. Alors le weekend je récupère en essayant d’utiliser mon cerveau à autre chose. Si je ne fais pas autre chose, c’est très difficile pour moi de déconnecter. Je dois donc remplacer Chance par autre chose pour couper : de la lecture ( je lis beaucoup), du sport, mes amis, ma petite amie, ma famille, aller au cinéma. Le plus simple reste la lecture, en trois minutes, je rentre dans un livre et c’est fini.
Face à une mauvaise nouvelle, je réagis par la distanciation : qu’est-ce que je peux faire ? Est-ce que je peux agir ? Si non, je m’efforce de passer à autre chose, de relativiser et mettre à distance.
6. Comment définissez-vous l’épanouissement professionnel ?
Ludovic de Gromard : Pour moi, l’épanouissement professionnel est dans le sentiment de progresser dans la finalité. C’est assez extrême car complètement extrinsèque et cela fait passer l’intrinsèque très loin derrière, ce qui n’est pas forcément une bonne chose pour mon équilibre. J’en suis conscient, j’essaie de travailler dessus mais c’est comme ça aujourd’hui.