Témoignage de Claire Bonenfant
Pour à la fois sensibiliser au rôle et à l’impact des émotions dans le travail mais aussi libérer la parole émotionnelle, Fullémo réalise un recueil de témoignages sincères et authentiques.
Il s’agit de répertorier les bonnes pratiques sous forme d’interviews écrites autour de six questions dont les réponses contribuent à l’éveil général.
Par ces partages d’expériences issues de tous types d’environnements, nous souhaitons diffuser des grilles de lecture, des manières d’aborder les situations qui peuvent résonner et inspirer nos lecteurs et ainsi favoriser leur épanouissement professionnel.
Pour en savoir plus sur les motivations à l’origine de ce recueil de témoignages : cliquez ici
Claire est directrice de SThree France, qui connecte des profils d’experts des sciences, de la technologie, de l’ingénierie et des mathématiques avec des entreprises, pour du recrutement ou du freelancing.
Claire évoque sa vision du métier qu’elle définit comme « s’assurer que chacun ait les outils et le soutien nécessaires pour être la meilleure version de lui-même », ainsi que l’importance qu’elle accorde à l’écoute et à l’empathie dans un métier tourné vers l’humain.
Pour Claire « La première chose dans l’épanouissement professionnel c’est de pouvoir être soi-même au travail ».
Claire laisse la place aux émotions tout en fixant les limites du cadre de l’entreprise. Elle mesure combien les émotions lui permettent de créer des relations plus authentiques, spontanées et sincères.
1. Comment définissez-vous votre métier ?
Claire Bonenfant : Mon métier, c’est de regarder le plus loin possible et de fixer le cap pour un collectif, tout en rappelant le cadre dans lequel nous évoluons et de m’assurer que chacun ait les outils et le soutien nécessaires pour être la meilleure version de lui-même.
Par cadre, j’entends la mission de l’entreprise, sa vision, ses valeurs et ses engagements.
2. Quel est le sens que vous donnez à votre job ?
Claire Bonenfant : Pour moi le sens est principalement dans l’accompagnement des collaborateurs et des candidats.
Nous sommes une société qui travaille sur la mise en relation de talents et le sens principalement pour moi est sur l’employabilité, celle de nos collaborateurs mais aussi celle des candidats que nous accompagnons. C’est une notion forte qui permet de les rendre acteurs de leur carrière et de mieux s’y épanouir. Je crois profondément que la vie professionnelle ne doit pas être une fatalité ou un fardeau. Au contraire, elle peut être, pour ceux qui le veulent, un vecteur d’épanouissement important. Mon sens est d’accompagner un maximum de personnes qui le souhaitent vers plus d’employabilité pour avoir un meilleur épanouissement.
3. Quels impacts ont vos émotions sur votre travail?
Claire Bonenfant : C’est un travail où nous avons forcément beaucoup d’émotions puisque notre quotidien est fait d’échanges, d’interactions en permanence. Qui dit interactions, dit émotions.
A une époque, l’erreur qui a été beaucoup commise dans les entreprises fut de chasser les émotions. Malheureusement cela a eu pour impact de diminuer l’authenticité des relations entre les individus au travail. Je crois que les émotions me permettent de créer des relations plus authentiques, plus spontanées et aussi plus sincères avec l’ensemble des personnes avec lesquelles je dois interagir.
J’essaie de bien accueillir les émotions et de permettre à chacun d’exprimer ses émotions. Cependant, j’aime dire : « Ta liberté s’arrête où commence celle d’autrui » et donc si l’émotion commence à avoir un impact négatif fort sur l’autre, je vais cadrer. Nous avons tous des besoins, et s’ils ne sont pas remplis nous pouvons être en colère. C’est ok de le dire, en revanche cela n’autorise pas l’agressivité.
Je pense que nous laissons les personnes s’exprimer, mais nous osons aussi recadrer, définir les limites. Nous essayons toujours de dire « Nous pouvons comprendre que tu ressentes cela et nous n’allons pas dire que tu n’as pas le droit de le ressentir, cependant il y a une manière de l’exprimer afin que la relation puisse se reconstruire avec cette personne. Il y a donc un certain comportement qui est attendu. »
En ce qui concerne mes propres émotions, c’est quelque chose qui a beaucoup changé au cours des années. Plus jeune, je ne m’autorisais pas du tout d’émotion pour différentes raisons, notamment parce que je suis une femme et que j’ai trop souvent entendu « ah elle est émotionnelle celle-là ». Pas forcément à mon égard, mais être cataloguée « émotive » est une crainte pour beaucoup de femmes de ma génération, (j’ai quarante ans).
J’ai eu la chance de travailler avec un leader qui écoutait mes émotions et qui a créé l’espace pour que je me sente en confiance pour les exprimer. Je pense que je suis à l’écoute, je ne les exprime pas tout le temps parce que je pense que ce n’est pas forcément utile. Si on a une conversation qui nous frustre et qui fait résonner quelque chose en nous qui génère de la colère, cela ne va pas forcément faire avancer la conversation de le dire. Mais je vais reconnaître l’émotion « Voilà ce qui se passe, ok, c’est intéressant, qu’est-ce que je veux en faire ?». Mais c’est juste un auto-coaching très rapide. Je suis maintenant beaucoup plus à l’écoute et je sais aussi doser quand il faut montrer l’émotion et quand ça ne va pas faire avancer le schmilblick.
4. Racontez-moi une expérience dans laquelle vous vous êtes sentie dépassée par vos émotions (ou vous avez craint d’être dépassée) ?
Claire Bonenfant : c’était en 2018, j’ai été complètement dépassée et cela m’a beaucoup marquée. J’effectuais une présentation et je me suis retrouvée dans une posture dans laquelle ma légitimité, mes choix de vie, ma carrière étaient questionnés par deux personnes avec lesquelles je n’avais pas forcément envie d’en parler.
Cela a réveillé plein d’émotions en moi et j’ai été complètement débordée. C’est la première fois que je pleurais au travail et cela m’a complètement chavirée. Mes interlocuteurs ont été complètement déstabilisés. Ils n’ont pas compris pourquoi j’étais « émotionnelle ». Le fameux émotif que je redoutais depuis tant d’années. Au début, ils ont un peu nié l’émotion en insistant sur le sujet et c’est moi qui ai dit : « Arrêtons la conversation, je sors ».
Avec le recul, il n’y avait pas que les émotions, il y avait aussi un peu de fatigue et de la psyché là-dedans mais je me rappelle très bien m’être dit « Oh là, là, là cela me dépasse vraiment et je suis incapable de contrôler ». Évidemment dans ces moments-là, on a juste envie d’être partout, sauf à cet endroit-là.
Ce qui m’a profondément touchée, c’est qu’on me challengeait sur un sujet qui n’avait aucune légitimité à l’être. C’était une question de choix de vie.
J’étais énormément déçue et touchée car c’était une preuve que ces personnes ne comprenaient pas ce qui m’animait profondément. Il s’agissait de personnes en qui j’avais confiance et j’étais en colère. J’ai d’ailleurs eu du mal à pardonner. Pas du fait qu’on m’ait fait pleurer, mais qu’on n’ait pas écouté mon émotion sur le moment. Le plus difficile fut cette lecture, implicite, que « si tu pleures, tu es le faible, tu n’as pas contrôlé tes émotions ». Je leur en ai voulu de m’avoir fait ressentir cette culpabilité de vivre cette émotion.
C’est important de se connaître et de connaître ses moteurs profonds qui déterminent les moments clés, d’autant plus en tant que dirigeant. Si on ne se connaît pas, on peut vite embarquer les autres dans des choix non raisonnés. Et à un certain âge, si on ne se connaît pas, cela peut amener à des choix de vie compliqués.
Avec le recul, j’ai compris que ce qui m’a tant touché ce jour-là, était le fait que la conversation me renvoyait à une dissonance forte. J’étais face à des collègues qui avaient fait des choix très différents des miens et nous avions du mal à nous comprendre. Pour moi, c’est quelque chose qui fait partie de mon identité profonde, mon boulot ne sera jamais ma priorité. Le fait que quelqu’un en face de moi, qui me connaissait bien, tienne ce discours « Mais si tu vas changer tes plans de vie pour ce job », me mettait dans l’incompréhension totale. J’avais besoin de préserver mon équilibre perso-pro.
5. Quelles sont vos techniques pour rester confortable dans des situations qui vous impactent émotionnellement ?
Claire Bonenfant : dès que je ressens une émotion forte positive ou négative, j’essaie tout de suite de me dire « ok, pourquoi ? ». C’est très rapide, dix secondes. « Cela a tapé où ? Qu’est-ce qu’a dit la personne ? Quels mots précisément ? Quelle image mentale ? Quel ressenti ? Pourquoi ce pincement et cette émotion ? » et ensuite de me dire « Ok, j’ai compris » je mets de côté pour y revenir plus tard mais à partir du moment où j’ai compris pourquoi l’émotion est générée c’est beaucoup plus facile d’avancer dans la conversation.
Je n’hésite pas non plus quand je suis dans une conversation où il y a trop d’émotions fortes et que je ne me sens plus capable de raisonner de dire « pour moi il y a beaucoup de choses qui se passent, est-ce qu’on peut faire une pause de cinq à dix minutes et on revient sur le sujet ». J’ai besoin de temporiser pour comprendre ce qui se passe.
Cet auto-coaching m’aide beaucoup, je le fais des dizaines de fois par jour. Il est basé sur l’auto-empathie de la CNV*. Savoir la signification d’une émotion forte, sa résonnance pour avancer. Certains moments sont plus douloureux que d’autres mais c’est très utile.
Face aux émotions des autres, c’est la posture d’empathie. Mais l’empathie cadrée, je ne suis pas psy. Je ne vais pas chercher à comprendre d’où cela vient, ce n’est pas mon job. C’est simplement une posture d’écoute accueillante, laisser la personne s’exprimer, parfois juste se taire et écouter précieusement, sans jugement, sans conseil. Une vraie écoute en face de soi permet de faire redescendre l’émotion et aussi laisser le silence s’installer juste après pour un moment de digestion avant de repartir sur quelque chose de calme.
Quand on n’a pas le temps et qu’une grosse émotion sort, je prends juste le temps de dire « je vois, qu’il y a une forte émotion qui arrive, je ne vais pas te dire ce que tu ressens car ce n’est pas à moi de le faire. Je vois cette émotion et n’ai pas le temps de t’écouter maintenant. Si tu as envie, on prend un café plus tard et tu m’expliques ce qui s’est passé car je ne veux pas qu’on reste là-dessus ».
J’ai souvent eu des conversations avec des collaborateurs qui avaient soit une très grande colère, soit une très grande tristesse. Dans ces situations, je propose : « Veux-tu qu’on parle ou veux-tu sortir ? ». C’est à la personne de décider ce qu’elle veut exprimer. C’est intéressant d’observer les différentes réactions : certains vont vouloir traverser cette émotion avec vous, en disant « je veux t’expliquer » et d’autres qui au contraire vont demander à sortir prendre l’air, boire un verre d’eau… Il faut avoir l’humilité de s’adapter, d’être juste empathique et à l’écoute, nous sommes juste des êtres humains.
Parfois on croit qu’un manager est un super héros qui doit faire que tout le monde doit aller mieux tout de suite. Ce qui n’est pas possible. L’injonction à être heureux, à avoir l’énergie est insupportable pour certains. Il faut faire ce deuil de l’idée qu’un manager est un sauveur. Je peux aussi être la source d’émotions négatives chez les autres et c’est ok.
*Communication Non Violente
6. Comment définissez-vous l’épanouissement professionnel ?
Claire Bonenfant : La première chose dans l’épanouissement professionnel c’est de pouvoir être soi-même au travail. Il y a une notion de diversité et d’inclusion là-dedans c’est à dire que je ne vais pas mettre un faux self quand je viens ou quand je connecte mon ordinateur mais je vais pouvoir être qui je suis dans mon identité complète. Ou en tout cas qui je veux présenter au monde sans nécessairement devoir rentrer dans un moule.
La deuxième chose pour l’épanouissement professionnel, c’est d’avoir identifié ses talents et ses forces pour savoir comment je peux les mobiliser pour contribuer à un projet collectif. L’épanouissement est très fort pour les collaborateurs quand ils mesurent l’impact qu’ont leurs actions issues de comportements qui leur sont propres sur quelque chose de plus grand qu’eux. Cela peut être une contribution à la mission de l’entreprise ou tout autre chose, certains vont s’épanouir dans le partage ou la solidarité avec les collègues ou dans leur métier en lui-même.
Personnellement, j’ai besoin de contribuer à quelque chose de plus grand que moi. Nous avons certes une très belle mission d’entreprise, mais nous ne sauvons pas des vies. C’est à chacun de trouver ce qui va l’épanouir, l’entreprise peut l’aider à le trouver.
Enfin, je voudrais ajouter que beaucoup de nos émotions sont dictées par notre état physiologique, et notamment le cycle menstruel chez les femmes. C’est un énorme tabou dont les entreprises doivent vraiment se saisir aujourd’hui.
Un jeune parent qui ne dort pas la nuit va forcément avoir des émotions décuplées au travail, son rythme physiologique est perturbé, il n’est plus la même personne, et comment l’entreprise prend-t-elle cela en charge ? Aujourd’hui on dénie. Pour ma part, quand j’étais jeune parent, c’était « On s’en fout, tu n’as pas dormi, c’est ton problème, tu dois quand même être sympa et patiente ».
Des femmes qui ont des cycles menstruels très douloureux ou juste un syndrome prémenstruel très fort ; peuvent être impactées sur leur optimisme par exemple.
On s’en moque, ce n’est pas grave, chacun doit avoir la même énergie, la même positivité. Il y a un déni total sur ces sujets. Même si c’est un peu mieux depuis un ou deux ans, on considère presque qu’on est des machines. On oublie que nous sommes avant tout des personnes avec des besoins vitaux : bien manger, bien dormir… et quand tout cela n’est pas réuni, si on n’est pas en bonne santé, les émotions vont être plus difficiles à gérer.
Certains considèrent que n’est pas le rôle de l’entreprise de donner des outils pour prendre conscience des notions de physiologie, de LGTBQIA+*… Je pense que, justement, c’est le rôle de l’entreprise, car nous faisons société et l’entreprise a un rôle fort dans la société, l’entreprise crée de la valeur, des emplois et doit avoir un impact. De la même manière, est-ce que ce n’est pas le rôle de l’entreprise de donner des outils aux collaborateurs pour prendre conscience de cela : l’école ne le fait pas, l’université non plus, et on ne peut pas encore charger les parents de cette mission.
La difficulté sur ces sujets est de trouver le bon tempo. Il faut y aller graduellement. Le congé menstruel ne me semble pas la solution, il faut déjà former sur les besoins physiologiques de chacun. Toutes les entreprises devraient se pencher là-dessus.
LGTBQIA+ : sigles utilisés pour qualifier les personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, trans, queers, intersexes et asexuelles, c’est-à-dire pour désigner des personnes non hétérosexuelles, non cisgenres ou non dyadiques