Réseaux sociaux : validation sociale, manque d’estime de soi, phénomène sémiologique… pourquoi ce besoin de tout filmer ?
Avez-vous vu les images des spectateurs filmant le passage en 2024 sur les Champs-Elysées ?
Publié le 09/01/2024
Mathilde Héliès a été interviewée à ce sujet par Khalil Rajehi pour CNEWS.
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À l’heure où Instagram, TikTok et Snapchat prennent une place importante dans notre vie, le désir de filmer chaque événement et de montrer tout ce que l’on vit à ses abonnés est devenu de plus en plus marquant. Entre le besoin d’être «validé» par ses amis et le manque de confiance en soi, ce phénomène participe à créer une «néo-réalité».
Une tendance néfaste. Depuis quelque temps, le smartphone est devenu notre meilleur ami. Et à chaque sortie, on est obligé de le consulter régulièrement pour surfer sur Internet ou encore prendre des photos. Mais cette simple innovation, dont la qualité principale était autrefois de passer des appels et d’envoyer des textos, a de plus en plus pris le pouvoir notamment depuis le développement des stories sur les réseaux sociaux.
On se rappelle tous des images du 31 décembre sur les Champs-Élysées. Au moment du passage en 2024, les personnes présentes sur la fameuse avenue parisienne ont toutes braqué leur smartphone en direction de l’Arc de Triomphe pour filmer cet événement. Aucun bisou. Aucun câlin. Le seul but est de capturer ce moment et de le publier sur les réseaux sociaux.
Cette tendance de vouloir tout filmer et tout partager sur Instagram, sur TikTok ou encore sur Snapchat s’est transformée en un besoin primordial consistant à vouloir montrer aux gens ce que l’on vit à travers l’écran de notre portable. Mais que se cache-t-il derrière cela ?
Elodie Laye Mielczareck, sémiologue et spécialiste de l’étude des signes, est revenue pour CNEWS sur ce phénomène sémiologique qui, selon elle, «peut être analysé à travers plusieurs prismes, notamment anthropologique». «Ce rituel social est sans doute une modernisation d’échanges sociaux plus anciens. En effet, les images capturées par les téléphones sont chargées de significations et de messages. Elles ne disent pas seulement à quoi la société ressemble, mais comment les individus la perçoivent», a-t-elle dit.
Une vie artificielle et une «néo-réalité»
«Allons plus loin, photographier une scène afin de la partager sur les réseaux sociaux révèle également notre désir de statut social et nos besoins relationnels : nous sommes des individus grégaires avant toute chose», a-t-elle ajouté.
À titre d’exemple, en cas de rupture amoureuse, le principal but consiste à ne pas montrer sa faiblesse sur les réseaux sociaux. On va donc chercher à faire savoir que l’on vit bien ce moment difficile en filmant tout ce que l’on trouve. Par conséquent, on va créer une sorte d’«hyper réalité» qui va se transformer en «néo-réalité».
«Dans l’hyper réalité, le réel est remplacé par des signes de plus en plus perfectionnés qui créent une néo-réalité. Cette nouvelle réalité est matérialisée par les médias et les technologies de communication, qui volatilisent la réalité au profit de leurs propres modèles», a estimé Elodie Laye Mielczareck.
«Nous sommes dans ce changement de paradigme, à la frontière désormais poreuse entre virtuel et réel. Notre rapport au réel peut de moins en moins se faire sans médiation. C’est le phénomène troublant et sémiologique de ce siècle», a-t-elle poursuivi.
Un phénomène troublant qui peut révéler, selon Mathilde Héliès, synergologue, dont la discipline permet d’appréhender l’humain à partir de la structure de son langage corporel, une question «d’estime en soi» et un besoin de «validation sociale». En d’autres termes, les personnes vont chercher à créer une sorte de vie artificielle «complètement déconnectée de la réalité».
«Tout le monde n’a pas une vie faite de moments 100% joyeux, cela est totalement utopique même de laisser imaginer ça. Pour les jeunes générations, cela va créer des aspirations avec des choses qui ne sont pas réelles», a déclaré la spécialiste.
Une énergie émotionnelle quasi-nulle à travers des écrans
Mais comment en est-on arrivé jusque-là ? Pour répondre à cette question, il faut se pencher sur la place que tiennent désormais les images dans notre quotidien. «Il y a aujourd’hui une prédominance des images sur l’expérience en tant que telle. C’est-à-dire que l’on va privilégier de filmer ce que l’on est en train de vivre au détriment de l’événement en lui-même. On passe donc à côté de l’expérience», a expliqué Mathilde Héliès à CNEWS.
«On peut apercevoir ce côté compulsif de capturer tous ces moments comme si l’on a peur finalement de manquer quelque chose ou de passer à côté de quelque chose d’important. On voit également une volonté de garder ces images immortellement à travers une trace numérique. La surabondance et le côté compulsif entraînent une théâtralisation de la vie puisque l’authenticité de ce que l’on vit est sacrifiée à l’image», a-t-elle martelé.
Durant les festivités de fin d’année, des concerts ou encore des voyages et des sorties en groupe, le fait de vouloir tout filmer et tout partager sur les réseaux sociaux joue également un rôle important dans l’affaiblissement de ce que l’on appelle l’énergie émotionnelle, celle-ci étant liée à la façon dont on gère nos émotions.
Selon Mathilde Héliès, «ce qui donne de la puissance à ce type de rassemblements, c’est le partage émotionnel, c’est-à-dire le fait d’avoir plein de personnes heureuses et joyeuses. Si tout le monde s’isole et se coupe, même cette énergie qui pourrait amener l’émotion disparaît».
Et de poursuivre : «Émotionnellement, la qualité et l’intensité de l’expérience est affaiblie, et est même proche de zéro. Si on vit une expérience par l’intermédiaire d’un écran, celle-ci va être beaucoup moins saisissante, moins profonde et moins authentique que si on la vivait réellement avec les personnes qui sont à nos côtés».
Ainsi, lorsque l’on se met à capturer un moment, on se met automatiquement à l’écart et «l’acte même de filmer devient, par conséquent, un acte isolant qui va nous séparer du domaine collectif et des échanges émotionnels avec les gens qui sont autour de nous», a conclu la spécialiste.
Les écrans c’est bien … mais quand on a la chance de vivre une belle expérience autant la savourer !
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