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PORTRAIT ÉMOTIONNEL #7 Témoignage de Thierry Gardon

Thierry Gardon

Témoignage de Thierry Gardon

Fullémo réalise un recueil de témoignages permettant d’une part, de sensibiliser au rôle et à l’impact des émotions dans le travail et d’autre part, de libérer la parole émotionnelle en entreprise.

Il s’agit de répertorier les bonnes pratiques sous forme d’interviews écrites autour de six questions dont les réponses contribuent à l’éveil général.

Par ces partages d’expériences issues de tous types d’environnements, nous souhaitons diffuser des grilles de lecture, des trucs et astuces, des manières d’aborder les situations qui peuvent résonner et inspirer nos lecteurs.

Notre intention à travers ces éclairages est d’aider nos lecteurs à lutter contre la fatigue émotionnelle et favoriser leur épanouissement professionnel.

Pour en savoir plus sur les motivations à l’origine de ce recueil de témoignages : cliquez ici

Thierry Gardon est président du Tribunal de Commerce de Lyon depuis janvier 2020. Cette fonction n’est pas rémunérée, ce qui donne une portée encore plus forte à son engagement.

Ancien chef d’entreprise, juge au Tribunal de Commerce pendant 10 ans, Thierry nous fait découvrir combien l’humain et ses émotions sont au cœur de la justice commerciale.

Il est question d’écoute, de silence, de sens et de cohérence. Merci Thierry Gardon pour cet entretien plein d’humanité !

1. Comment définis-tu ton métier ?

Thierry Gardon : Sans aucune hésitation mon métier est un métier d’écoute et de compétences.

D’écoute, car j’ai à appréhender des relations humaines. Que ce soit auprès de l’équipe de la juridiction, des chefs d’entreprises qui connaissent des difficultés diverses, la première des choses qu’ils attendent de moi, c’est l’écoute, c’est à dire comprendre leurs difficultés, leurs attentes. 

C’est aussi de la compétence pour répondre valablement à ce qu’ils viennent chercher : ils viennent se mettre sous notre protection mais ils ont aussi besoin d’être confortés, aidés, il faut donc être capable d’analyser rapidement leur situation et les informer sur les différentes possibilités qui peuvent leur être offertes. 

La compétence c’est du travail, c’est en permanence renouveler ses connaissances, s’informer et se former.

2. Quel est le sens que tu donnes à ton Job ?

Thierry Gardon : J’ai toujours donné du sens à mon travail. Mais ici, c’est plus déterminant que cela a pu l’être en tant que chef d’entreprise dans le passé.

En tant que chef d’entreprise, on a des contraintes financières, matérielles dans l’exercice de nos fonctions. Au sein du tribunal, je n’ai pas ces considérations matérielles qui viennent me perturber, il n’y a pas de notion de rentabilité. Alors très clairement, le sens est d’être à disposition, au service des autres, aussi bien auprès de ceux qui nous sollicitent mais aussi plus largement du collectif.

Nous avons une responsabilité au sein de la société en général.

J’ai parfois l’impression, en dehors de toute analyse politique, que le sens du collectif est de moins en moins présent dans notre société. Or, c’est réellement le sens collectif, de la société au sens large, de l’engagement qu’on doit tous avoir pour la collectivité qui me motive.

Certains s’impliquent dans la spiritualité, d’autres dans des œuvres humanitaires ou associatives ce qui est très important. Je pense qu’on peut aussi s’impliquer sans attendre d’autre retour que celui de la satisfaction de l’engagement accompli. S’impliquer comme je le fais au sein d’une juridiction, donner du temps pour aider les entreprises, servir notre économie et indirectement servir l’évolution du pays, apporter du confort et de l’aide à mon niveau.

C’est cette notion extrêmement agréable qui me permet de donner du sens à ma vie. 

Le sens de sa vie quand on est chef d’entreprise, ce sont souvent des notions économiques, de rentabilité financière qui sont incontournables car l’entreprise doit avoir une certaine rentabilité pour assurer sa pérennité.

Aujourd’hui, dans ma fonction de Président du Tribunal du Commerce, je vais passer autant de temps avec une petite entreprise qu’avec une grosse, si ce n’est plus de temps avec la petite parce que la dimension humaine va être plus forte avec une entreprise unipersonnelle que pour un groupe important, plus structuré.

Mon approche vis à vis d’un dirigeant entouré de ses conseils ne va pas être tout à fait la même que pour un dirigeant qui vient seul et pour qui la dimension humaine est beaucoup plus importante.

3. Quels impacts ont tes émotions sur ton travail ?

Thierry Gardon : Je ne dirais pas que je me laisse guider par mes émotions. Ce sont certainement mes valeurs qui me guident. Des valeurs assez élémentaires quand on a développé un peu de réflexion sur qui on est et sur la nature de notre mission, quand on a une vie cohérente et complète.

J’ai toujours beaucoup de difficultés à cacher mes émotions. On pourrait attendre de ma position davantage de froideur ou de distance. Je ne suis pas comme ça. Ce qui ne signifie pas que mes émotions vont m’emporter car elles sont limitées par mes valeurs. Mes émotions me perturbent, elles vont avoir un impact sur moi, mes humeurs. Parfois je préfèrerais dormir plutôt que de repenser à quelque chose qui m’a contrarié. Mais d’un autre côté, je me dis que si c’était le cas, j’aurais perdu ma dimension humaine. Sur des sujets qui me tiennent à cœur, je peux avoir une voix tremblotante, déstabilisée par mes émotions. Mais en un sens j’aime bien cela car je me dis que je vibre pour quelque chose.

Quand je rencontre des chefs d’entreprises, qui me racontent leur histoire, je vois le drame autour de leur vie, cela crée de l’émotion, de la tristesse. Ces émotions-là sont encadrées car je suis assez structuré, j’ai une formation de scientifique, tout est un peu « rangé dans des cases ». J’ai donc un moment où l’émotion m’envahit, puis très vite je reviens à mes repères. Mes repères sont purement techniques dans l’approche de ma mission, ou liés à mes valeurs humanistes, un peu conservatrices auxquelles je suis attaché : liberté, indépendance, égalité.

On en revient à l’écoute ou la compétence. Si je veux apporter des solutions aux problèmes qui peuvent m’envahir par les émotions qu’ils déclenchent, j’y arriverai si j’ai apporté de la compétence et de l’expertise.

Parmi les nombreux dossiers traités par le tribunal de commerce, j’éprouve plus de plaisir dans les dossiers où c’est l’humain qui prédomine. Quand c’est de l’humain, il faut l’apprécier et ce n’est pas l’intelligence artificielle qui va l’apprécier

La justice est très formatée par les codes, les textes. « On juge en droit et non en équité ». Lorsqu’on juge en équité, l’appréciation dépend du juge. Lorsqu’on juge en droit, le juge ne fait qu’appliquer le droit. Le juge met le droit au service de l’humain. C’est ce qui est intéressant. 

Le code du commerce indique qu’on peut instituer une procédure de sauvegarde   pour assurer la poursuite de l’activité économique, la sauvegarde de l’emploi et l’apurement du passif. Le sens, ce sont les hommes qui sont derrière ces procédures. Derrière la sauvegarde de l’emploi, il y a des hommes et ce sont eux qui sont importants, qui donnent le sens.

Mon rôle est aussi de m’assurer que j’ai les bonnes personnes au bon moment, qu’il y a une bonne ambiance et qu’ainsi les juges sont contents de faire leur job. S’ils éprouvent du plaisir, ils seront plus disponibles pour les personnes qu’ils reçoivent et donneront une dimension plus humaine à cette juridiction. Nous devons faire en sorte que les gens viennent nous consulter le plus tôt possible quand ils font face à des difficultés car c’est dans ces conditions qu’on peut trouver les meilleures solutions ! Anticiper permet de trouver des solutions. Quand on voit des salariés, des chefs d’entreprises, qui retrouvent le sourire, qui sont satisfaits, c’est la vie tout simplement !

4. Raconte-moi une expérience dans laquelle tu t’es senti dépassé par tes émotions (ou tu as craint d’être dépassé) ?

Thierry Gardon : je n’ai jamais eu ce sentiment car mes émotions prennent le dessus quand il n’y a plus d’enjeux. C’est assez curieux. Une fin triste ne va pas forcément soulever en moi des émotions, mais une fin heureuse va soulever des émotions. C’est très important pour moi cette notion du devoir accompli. C’est à ce moment-là que je décompresse et que les émotions deviennent plus fortes. Les émotions négatives ont peu d’impact sur moi. Les émotions positives me bouleversent.

C’est la success story, la belle fin, le bonheur des autres qui me transportent.

En général, dans ces cas-là je m’isole.

Je suis un homme de challenge. Tant que je suis dans le combat, je n’ai pas vraiment d’émotions. Ce sont mes valeurs qui me portent. J’analyse un dossier par rapport à mes valeurs. Les émotions c’est quand les valeurs ont abouti et que des solutions ont été trouvées. Les émotions peuvent m’envahir et alors je me retire tout simplement, car je n’ai plus rien à faire.

J’ai eu un dossier qui m’a énormément marqué. 

J’arrive au cabinet, je suis un peu pressé, les avocats commencent à me présenter un plan de redressement d’une entreprise dont j’étais juge commissaire à l’époque. Je trouvais le plan techniquement mauvais car ça ne laissait qu’une très faible rémunération au chef d’entreprise sur plusieurs années. Il me semblait qu’il pouvait y avoir mieux à faire. Je m’en ouvre auprès des conseils : « il vaudrait mieux que le dirigeant arrête tout et qu’il trouve un travail de salarié ». Le dirigeant se tourne vers moi, demande s’il peut m’interrompre et me dit : « croyez-vous que c’est facile de retrouver un travail à 58 ans ? ». Et là, je réalise que je n’ai pas raisonné correctement. Là, les émotions me saisissent : mon raisonnement était tout à fait juste d’un point de vue technique. Mais j’avais oublié la dimension humaine au-delà de la technique pure. J’ai trouvé une solution et rendu des ordonnances favorables. En mettant au service de mes émotions les compétences que j’avais pu développer. Il y a un moment où tu prends sur toi et tu vas aller chercher une solution pour une personne. A la sortie de la salle d’audience, j’ai eu un « merci » qui m’a fait du bien. 

5. Quelles sont tes techniques pour rester confortable dans des situations qui t’impactent émotionnellement ?

Thierry Gardon : J’ai souvent des rendez-vous avec des personnes qui viennent me présenter un dossier car ils ne s’en sortent pas, ne savent que faire, on évoque alors les différentes solutions envisageables.

Je pense à un dossier qui concernait une entreprise familiale d’une vingtaine de salariés. Les dirigeants, frère et sœur, me présentent leur dossier, un peu penauds. Je leur dis juste qu’ « il n’y a rien de bien grave », qu’on va trouver des solutions. Et là, je vois mon interlocutrice s’effondrer en sanglots : elle avait accumulé tellement de stress depuis plusieurs mois que le simple fait de dédramatiser la situation l’a soulagée.

Voir quelqu’un s’effondrer en sanglots, je ne suis pas programmé pour ça. Je lui ai dit de sortir prendre l’air, un verre d’eau. C’était tout aussi difficile pour moi. Donc là, je laisse un peu de temps. Il faut laisser parler le silence et ça suffit.

L’émotion fait partie de nos vies. Il en faut pour créer du lien. Les émotions sont essentielles pour faire société.

On ne peut imaginer une société solide si elle n’a pas été construite sur des fondamentaux sociétaux, de relations humaines.

6. Comment définis-tu l’épanouissement professionnel ?

Thierry Gardon : l’épanouissement professionnel c’est donner du sens à ce que l’on fait. La matérialité n’a jamais été un objectif pour moi. Bien sûr, j’aime le confort et pouvoir accéder à un certain niveau de vie, mais quand je vois la misère sociale de gens nantis focalisés sur la matérialité, c’est extrêmement triste.

L’épanouissement professionnel, c’est donner du sens à ce qu’on fait : pourquoi j’ai fait cela ? pour qui ? comment ? Tout en respectant certaines règles du jeu : l’épanouissement professionnel n’a de sens qu’à partir du moment où on travaille avec des règles identiques pour tout le monde.

On ne peut prétendre à un épanouissement dans une société qui ne serait pas démocratique et où les règles fondamentales ne seraient pas respectées. On ne fait pas du business en Chine comme en France. L’épanouissement est lié aussi à l’environnement dans lequel chacun évolue. 

Pour avoir cette cohérence, il faut que la société dans laquelle on évolue le permette. On ne dissocie pas le professionnel et le personnel. On a tendance à segmenter les différents aspects de notre vie mais une vie c’est une cohérence. La construction d’une société égalitaire passe par l’engagement associatif, humanitaire… le business ne suffit pas. Si on regarde les grandes réussites entrepreneuriales, celles-ci s’appuient souvent sur autre chose que du business.

La responsabilité de tous les dirigeants est d’apporter du confort de vie matériel mais aussi moral aux collaborateurs, c’est fondamental. Le bien-être matériel est déconnecté du confort moral dans lequel les gens travaillent. Mon organisation au tribunal est performante car elle est fluide. Elle est fluide parce qu’il y a du plaisir, de la confiance. Il y a de la confiance parce qu’il y a des relations humaines où les gens s’épanouissent.

Une notion très intéressante est celle de « Forgiveness », du pardon : le droit à l’erreur doit être totalement accepté dans l’entreprise. Pour permettre de ne rien cacher, il faut qu’il y ait un climat de confiance qui s’instaure à travers un référent reconnu. L’autorité ne se décrète pas, elle se mérite. Il y a une autorité naturelle liée au respect de règles communes et partagées. Il faut bien qu’il y ait quelqu’un qui rappelle les fondamentaux.

Voltaire disait : « le bonheur est souvent la seule chose qu’on puisse donner sans en avoir, c’est d’ailleurs la meilleure façon de l’acquérir ».

Je trouve cela magnifique, c’est tellement la vie. C’est aussi ce dont on a besoin dans nos organisations.

L’épanouissement professionnel, c’est être juste et être reconnu comme tel. C’est faire en sorte que l’organisation puisse être progressiste sans qu’on puisse te le reprocher car on sait que tes interprétations sont justes.

Si on vient me consulter pour échanger sur un dossier, avoir mon avis, c’est un bonheur car cela signifie que je suis reconnu pour autre chose que ma connaissance particulière mais comme quelqu’un qui a une perception plus globale. C’est cela le vrai épanouissement professionnel.

En conclusion, Il ne faut pas jouer un rôle, ne pas « se donner l’air », il faut être soi.

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