Libérer la parole émotionnelle en entreprise
Vous souhaitez prendre RDV avec Mathilde ? Cliquez ici
Fullémo réalise un recueil de témoignages permettant d’une part, de sensibiliser au rôle et à l’impact des émotions dans le travail et d’autre part, de libérer la parole émotionnelle en entreprise.
Il s’agit de répertorier les bonnes pratiques pour contribuer à l’éveil général.
Par ces partages d’expériences issues de tous types d’environnements, nous souhaitons diffuser des grilles de lecture, des trucs et astuces, des manières d’aborder les situations qui peuvent résonner et inspirer nos lecteurs.
Notre intention à travers ces éclairages est d’aider nos lecteurs à lutter contre la fatigue émotionnelle et favoriser leur épanouissement professionnel.
Pour en savoir plus sur les motivations à l’origine de ce recueil de témoignages : cliquez ici
Témoignage de Hervé Cohade
Hervé Cohade est Directeur Général d’EuroForGroup.
Hervé est devenu chef d’entreprise par goût de la liberté et de l’indépendance.
Véritable chef d’orchestre, il considère que son rôle principal est de définir la vision de son entreprise.
Avec transparence et authenticité, Hervé confie combien la reconnaissance est un moteur pour lui.
Il exprime combien il a besoin de puiser son énergie seul pour pouvoir l’utiliser dans la relation sociale.
Il partage avec simplicité sa technique « Parking ou Poubelle » empruntée à Aimé Jacquet lors d’un brief d’avant match de coupe du monde !
Cet hypersensible nous livre ses secrets pour faire de ses émotions des alliées au service de sa performance. Par exemple, il déclare : « Je gère mon emploi du temps non pas en plage de temps mais en plage d’émotions. »
Hervé, peux-tu te présenter ?
Hervé Cohade : Je suis chef d’entreprise depuis 30 ans, ce que je trouve long. J’ai 6 enfants et je dirige une entreprise dont je suis largement majoritaire, c’est donc une entreprise patrimoniale, ce qui crée un lien fort. Pas seulement un lien de salarié.
Je suis devenu chef d’entreprise fondamentalement du fait de mon rapport à la liberté.
J’ai toujours eu du mal à accepter qu’on me dise comment faire. Je crois que c’est pour cela que je suis devenu chef d’entreprise pour acquérir cette liberté. Donc je suis toujours tatillon sur ma liberté parce que même quand on est chef d’entreprise, il y en a toujours pour vous dire comment faire. J’ai toujours du mal avec cela, et cela ne s’améliore pas !
L’entreprise, EuroforGroup, est un acteur du monde du forage. Nos clients sont des foreurs. Nous sommes des industriels et des négociants. Nous leurs fournissons des machines et des outils pour le forage.
Les applications du forage de nos clients sont principalement dans la construction, le génie civil, l’étude de sol, la dépollution des sols, la géothermie. Ils interviennent aussi dans les mines du monde entier : mines d’or, cuivre, fer, charbon principalement.
Aujourd’hui nous réalisons 55% de notre activité à l’export et 45% en France. Notre chiffre d’affaires est de 80 millions d’euros pour un effectif de 300 personnes, après COVID.
La crise COVID nous a marqués et nous avons réduit notre volume d’affaires et notre effectif à ce moment-là.
Comment définis-tu ton métier ?
Hervé Cohade : J’ai l’habitude de dire que la seule chose que je ne peux déléguer c’est la vision.
La chose la plus importante dans mon métier est de construire et d’adapter en permanence ma vision du monde et ma vision de l’entreprise dans ce monde.
J’ai une autre responsabilité, celle du management d’ensemble, c’est-à-dire de faire fonctionner l’équipe qui est autour de moi. Et parfois je dis aussi que je me vois dans la posture du coach. C’est un peu prétentieux, mais dans l’entreprise, je ne demande quasiment rien à mes collaborateurs. Je ne suis pas dans le contrôle, je ne demande pas de reporting ou de réunions à fréquence fixe pour demander des comptes. J’attends qu’ils viennent me voir pour me dire de quoi ils ont besoin et si je peux les aider, je le fais.
Je pourrai aussi parler de chef d’orchestre qui coordonne le travail des uns et des autres. La principale chose reste de donner une impulsion et une vision. Par exemple, depuis bientôt un an, je veux donner une impulsion vers la transition environnementale pour mon entreprise. Cela a mobilisé beaucoup de mon énergie cette année. Pour impulser cela, pour que l’entreprise prenne ce virage et que tous les cadres comprennent l’importance de cet élan. Oui, mon métier est un métier d’impulsion.
Quel est le sens que tu donnes à ton job ?
Hervé Cohade : La question du sens, je me la pose régulièrement. C’est une question compliquée parce que comme chef d’entreprise je ne peux pas, vis à vis de mes salariés, sembler douter du sens. Il existe une dimension rassurante du chef d’entreprise, du capitaine de bateau qui sait où il va et qui sait parfaitement comment il va faire dans la tempête.
Ceci étant, on ne peut pas penser et réduire une entreprise à une vision purement capitaliste, « l’entreprise a pour but d’assurer sa propre pérennité et de générer du profit », ce qui n’est pas un sens, il faut ajouter un sens social, vis à vis des salariés comme de la société. Ce n’est pas le profit qui me fait lever le matin.
Mon moteur, je le connais, c’est la reconnaissance. On me demande quelque chose, j’irai au bout du monde si on sait me témoigner de la reconnaissance. J’ai reçu beaucoup de reconnaissance depuis que je travaille.
En premier lieu, celle à laquelle je suis très sensible est celle de mes pairs. Quand je discute avec des chefs d’entreprise et que l’un d’entre eux me dit « Hervé, tu m’as inspiré », là je grimpe à la cime des arbres.
De la part des salariés, on ne reçoit pas beaucoup de reconnaissance mais on en reçoit quand même. J’en reçois aussi de la part de mes clients. Je pense avoir reçu plus de reconnaissance que si j’avais été cadre moyen dans une multinationale.
J’aime aussi me sentir utile. J’ai besoin de créer un sentiment d’harmonie autour de moi. Je me lève avec plaisir si je sais que je vais aller travailler avec alignement des énergies autour de moi.
Le sens c’est aussi la façon dont l’entreprise peut participer ou être moteur de l’évolution du monde.
Je me sens bien chaque fois qu’en plus de faire notre business au quotidien mon entreprise participe à sa place et modestement, à l’évolution du monde. Une entreprise a beaucoup plus de prise sur son entourage qu’un simple individu.
En ce sens nous avons rejoint la Convention des Entreprises pour le Climat* (CEC). La CEC est parfaitement inscrite dans cette intuition, cette volonté que les changements soient induits par les entreprises. En matière de transition environnementale beaucoup de particuliers sont très motivés mais en tant que particuliers, nous avons peu de poids. Il y a beaucoup d’initiatives qui peuvent venir du monde de l’entreprise.
À la CEC, je ressens de profondes contradictions. Il y a des jours où je me sens vraiment écartelé par les impératifs économiques de l’entreprise. Ce n’est pas facile tous les jours.
Quels impacts ont tes émotions sur ton travail ?
Hervé Cohade : L’impact de mes émotions est majeur parce que j’ai compris avec le temps que je ne prends mes décisions qu’au feeling.
C’est le F du MBTI. J’ai longtemps pensé l’inverse parce que je fais des petits tableaux comparatifs le pour, le contre… Mes petits tableaux comparatifs sont un peu comme la blague des urnes en Corse : on met les bulletins dans les urnes, après on brûle le tout et on décide qui a été élu !
J’ai mis un peu de temps à comprendre que je faisais des tableaux pour me rassurer et que fondamentalement, je prenais mes décisions au feeling. Cela n’est ni bien ni mal. Cela peut conduire à des erreurs comme au succès.
Qui dit feeling dit émotions, elles sont importantes. Il faut arriver à les contrôler quand même. Néanmoins, puisque je suis câblé comme cela autant en profiter et l’assumer. Donc j’essaie souvent de comprendre pourquoi je ressens quelque chose. Mais à la fin je prendrai mes décisions au feeling.
Je peux ressentir aussi une colère sur un dossier que je trouve profondément stupide et je deviens incapable de le traiter.
J’ai besoin de le mettre de côté et d’y revenir après. Les gens qui sont autour de moi le savent, ils font avec. Ils savent que si je suis en blocage sur un dossier, il faut attendre.
Nous avons théorisé un vocabulaire autour de cela, nous mettons le dossier au « Parking », cela signifie qu’on y reviendra « quand Hervé sera redescendu de ses émotions ».
Comment intègres-tu les émotions de tes collaborateurs dans ton management ?
D’abord je les ressens. Je ne sais pas à quel point parce que nous n’avons pas d’échelle de mesure de perception et de ressenti des émotions des autres .
Quand je dis que je ressens les émotions de mes collaborateurs cela se manifeste par de la compassion : si quelqu’un est gêné, je suis gêné, je le ressens immédiatement. Si je vois que quelqu’un ne va pas bien j’interromps la réunion ou je vais le voir après.
Cela peut porter sur des émotions négatives, mais aussi positives.
Si j’hésite sur un projet, et que ceux qui travailleront sur ce projet sont enthousiastes, je ressors de la réunion enthousiaste.
J’ai besoin de sentir l’équipe emballée par un projet. Si je sens que l’équipe n’est pas emballée par un projet, je ne le ferai pas parce que je ne me sentirais pas en harmonie avec mon équipe et que cela ne me va pas. Et en plus, l’expérience montre que cela ne marchera pas.
Je suis capable de changer d’avis pour m’adapter à mon entourage pour peu que ce soit un entourage que je respecte et qui a de l’importance pour moi.
Raconte-moi une expérience dans laquelle tu t’es senti dépassé par tes émotions (ou tu as craint d’être dépassé) ?
Hervé Cohade : Cela m‘est arrivé. Je vais raconter une expérience assez ancienne.
J’étais jeune patron et nous avions créé une filiale loin d’ici. Cette filiale était remarquablement mal gérée par le dirigeant local auquel j’avais laissé trop d’autonomie.
Je n’avais pas une bonne maîtrise du reporting et des chiffres qui sont tout de même importants. A un moment donné, je travaillais avec Jean-Claude qui a été un mentor pour moi, nous regardions les comptes et il me dit : « Il va falloir déposer le bilan ». Ce que nous avons fait, pour cette petite filiale de dix personnes à l’autre bout de la France qui était devenue une pure catastrophe.
Il m’explique qu’il aurait fallu réagir avant et je réponds : « Je n’avais pas les comptes ».
Il s’est mis en colère contre moi, une véritable colère m’expliquant que personne ne m’avait forcé à être patron, qu’on ne m’avait pas mis de pistolet sur la tempe et que ma première responsabilité en tant que dirigeant était de savoir ce qu’il s’y passe.
La réponse « Je ne savais pas parce que je n’avais pas les chiffres » n’était pas acceptable. Il me l’a dit tellement violemment et avec des mots tellement forts que j’en ai pleuré.
Je suis sorti de son bureau les larmes aux yeux, j’étais extrêmement mal, complètement débordé parce qu’il avait raison. Sa colère traduisait la déception, j’avais fait un mauvais boulot, il avait parfaitement raison. Cette situation où j’ai été complètement débordé par mes émotions est un souvenir marquant. Je suis encore ému aujourd’hui par cette histoire qui a trente ans.
Plus récemment, notamment lors de la reprise post Covid avec l’inflation, à l’occasion de négociations très tendues sur les prix, il m’est arrivé de ressentir de la colère contre des fournisseurs qui étaient en rapport de force.
J’ai quitté la salle de réunion en exprimant ma colère, pas par des cris, mais en disant calmement « je suis en colère contre vous, je m’en vais ». Finalement, l’impact n’a pas été si mauvais que cela.
Quelles sont tes techniques pour rester confortable dans des situations qui t’impactent émotionnellement ?
Hervé Cohade : Ma première technique est d’exprimer ce que je ressens. Aujourd’hui je sais assez bien ce que je ressens à un moment donné pour justifier de mon attitude. J’ai observé, notamment grâce à la Communication Non Violente (CNV), que si je parle de moi et de mon émotion, personne ne peut me contredire.
Je fais partie des gens qui prennent leur énergie seul et qui utilisent cette énergie dans la relation sociale. J’aime beaucoup la relation sociale même si elle me prend beaucoup d’énergie. A un moment, j’ai besoin de marcher, de partir en montagne, de me retrouver face à moi-même. C’est comme cela que je fonctionne.
Je m’énergise en m’isolant et en allant marcher.
Il y a aussi une méthode que j’ai mise en place auprès de mes équipes et que j’applique aussi à moi-même, c’est la technique du parking. La totalité de la méthode, je l’ai piquée à Aimé Jacquet l’entraîneur de l’équipe de France de football en 1998.
Il avait théorisé la méthode avec les joueurs juste avant un match en disant : « le problème, c’est parking ou poubelle ». C’est-à-dire : soit le problème n’est pas important et c’est poubelle, soit il est important et on le règlera plus tard, là ce n’est pas le moment, nous sommes en situation d’avant match, il faut gérer ses émotions. Donc nous utilisons cette méthode parking/poubelle : lorsqu’il y a trop d’émotions, s’il y a autre chose qui vient par-dessus ce n’est pas bon. C’est devenu un standard dans mon équipe, tout le monde sait ce que veut dire parking ou poubelle.
J’ai une autre technique que j’ai découverte grâce à ma fille. Je le faisais sans le savoir. Je gère mon emploi du temps non pas en plage de temps mais en plage d’émotions. C’est-à-dire si je sais que je vais avoir une réunion difficile le mardi à 9h, ce n’est pas la peine de me demander une autre réunion à 11h. Intuitivement, je sais que j’ai besoin d’un temps pour redescendre. Je n’en aurais peut-être pas besoin d’ailleurs parce que quand je sens qu’une réunion va être très émotionnelle, je la sur-prépare.
Tout le monde sait bien que je ne veux pas des outils d’agenda partagé parce que nul ne peut connaître mes plages émotionnelles. Donc je gère seul mon emploi du temps.
L’autre technique, c’est la sur-préparation qui me permet de me rassurer. Une réunion pour laquelle je sens que les émotions pourraient être difficiles, j’ai tendance à la sur-préparer, et ça marche. Je suis intimement persuadé que la préparation, le travail sur un dossier sont une grande part du succès. Je défile mes émotions à l’avance : en préparant le contenu, je prépare le fil émotionnel.
‘Les émotions les plus fortes sont celles qui nous surprennent.’
Une autre technique est de prendre du recul par rapport aux choses. Il m’arrive de me dire, «ça je le mets de côté » et j’attends, j’attends, j’attends. Cela peut être pénible pour mon entourage car l’attente peut durer longtemps entre 3 jours et 3 mois. Un jour je me réveille et je sais. Dans notre monde, 3 mois, c’est long !
Nous avons érigé en valeur phare des entreprises la réactivité, que je défends aussi. Mais il y a des moments où je ne vois pas et si je n’ai pas la vision, je ne peux pas me précipiter. Il m’est arrivé de faire l’inverse et d’agir sous la pression de mon entourage et je me suis planté. Je préfère donc prendre mon temps.
J’ai régulièrement travaillé avec le Japon et j’aime beaucoup le sens japonais de la non-opportunité. Ils ne perçoivent pas la notion d’opportunité. Leur dire « C’est une opportunité à saisir », est quelque chose qu’ils ne perçoivent pas, cela ne les intéresse pas. Je pense que je dirige mon entreprise de cette manière. Cela ne m’intéresse pas de faire une bonne affaire, de saisir une opportunité dans l’urgence, je préfère faire dans la durée en préservant la vision de ce que je veux faire.
Il y a aussi la technique de la fuite que je maîtrise bien. Il y a quelques années, j’ai suivi une formation au CPA (Centre de Perfectionnement aux Affaires). Des généraux et officiers supérieurs de l’école de guerre étaient intervenus sur la stratégie. Ils nous avaient appris que le repli et la fuite se planifient et font partie de la stratégie.
Donc dans des moments difficiles, je suis capable de fuir et de compenser ma fuite parce que je ne veux pas aller à l’affrontement. Dans ces moments, je sais imaginer d’autres solutions. Lorsque j’ai fui un dossier pour éviter l’affrontement, je reviens une semaine après avec une idée disruptive, une autre vision des choses. Je compense le fait de ne pas aller vers des émotions négatives par de l’imagination, de la créativitéé.
Parfois, mon imagination est pénible pour mon entourage : je suis extrêmement créatif pour des clauses dans des contrats ! Je peux emmener les gens vers de grandes complexités juridiques parce que je suis créatif dans ce domaine. C’est probablement des techniques que j’ai mises en place pour éviter d’avoir à gérer des émotions fortes d’affrontement ou de rapport de force. Je suis allergique aux rapports de force. Plus simplement, il m’arrive d’aller faire un tour dehors, de marcher 10 minutes pour faire faire descendre des émotions et reprendre une réunion de façon plus sereine.
Comment définis-tu l’épanouissement professionnel ?
Hervé Cohade : Quand je suis sorti de ma jeunesse, à 18 ans j’avais très peu confiance en moi.
Ma carrière, mon épanouissement professionnel m’ont apporté une bien meilleure connaissance de moi-même.
J’ai développé mon amour propre en recevant de la reconnaissance. Je suis devenu plus confiant en moi en me faisant des amis au boulot.
Je souhaite à tout le monde de réaliser un parcours émotionnel qui ressemble au mien. Je me suis fait des amis dont je suis certain que ce sont des amis pour la vie. Je me suis développé non seulement en confiance en moi-même, mais aussi en jeu intellectuel, en connaissance, en culture. L’épanouissement, c’est quand on se sent grandir en fréquentant ses collègues et son entreprise.